L’air brulant de l’été s’engouffre par les fenêtres du salon grandes ouvertes et je renifle son parfum mélancolique. Cette année j’ai à peine vu la danse joyeuse des saisons. J’ai ignoré le monde pour ne voir que ma to-do list qui n’en finit plus de s’allonger.
La rue vit très fort et j’écoute son brouhaha d’une oreille distraite. Quand tout à coup, entre deux scooters deliveroo, je l’entends :
-Non Kiki ne sois pas méchant, là tu vois tu es méchant, allez Kiki allez !
Aucun doute c’est bien lui, pile à l’heure : 20h40.
J’attrape mon verre et mon assiette que je pose sur le rebord de la fenêtre, faute de balcon, et je termine mon diner en regardant passer Kiki et son maitre, juste en dessous de moi. La promenade est longue et laborieuse car le maitre titube dangereusement en piochant des croquettes dans sa sacoche en banane, qu’il jette anarchiquement à droite et à gauche. Kiki n’en a rien à secouer et ne semble pas voir les croquettes collantes qui tombent en pluie autour de lui.
Le maitre porte une alliance à la main gauche et je pense à la femme qui l’attend. Peut-être est-elle partie, peut-être est-ce pour cela qu’il boit tous les jours comme un trou. Mon imagination s’envole déjà. Kiki est un pékinois blanc au poil sale, son ventre touche presque le trottoir et il se traine mollement comme une grosse limace velue. Kiki n’inspire pas particulièrement l’affection et son maitre non plus. Ils sont l’exemple parfait d’une vie qui traine, qui met du temps à s’éteindre et dont la mollesse vous tue à petit feu.
Kiki renifle chaque coin de trottoir d’un air benêt et son maitre lui parle sans interruption. Parfois le maitre s’écrie « allez, allez, allez » et fait des bruits de bouche comme s’il s’adressait à un étalon fougueux. Ils avancent lentement le long du trottoir et je crois assister à une marche funéraire qui n’en finit jamais. Ce sont les damnés du cours de la Martinique, les vivants cassés. J’ai toujours aimé observer ces âmes mystérieuses qui croisent nos vies et dont on ne sait rien, ces fantômes du quotidien.
À un moment, sans que je sache bien pourquoi, le maitre lève les yeux jusqu’à moi et voit que je l’observe en mangeant mon diner. Temps suspendu. Puis il se tourne vers Kiki et lui dit :
-T’as vu Kiki, la dame elle se croit au spectacle.
Puis sans un mot, il pioche dans la sacoche banane, hop jet de croquette, hop Kiki s’en tape, la vie continue.
Je les regarde longtemps s’éloigner, jusqu’à ce qu’ils disparaissent totalement de mon champ de vision. Il fait nuit à présent et ma journée peut s’arrêter. Je vais embrasser mon fils qui dort, enfouir mon visage dans son cou et respirer ses cheveux de bébé. C’est ma leçon du jour. Celle de Kiki et de son maitre, les vivants cassés qui passent sous ma fenêtre et qui ont tout le temps du monde.


