Pourquoi j’ai tué ma voisine ?

Mains avec des bracelets et des ongles très rouges
Illustration par Audrey Bourdin pour Soleyne Joubert

-Mademoiselle ? Mademoiselle ? ouhou ! Oui youhou à votre gauche !

La voix me tire de ma lecture, je lève le nez, légèrement agacée, et pose Edgar Morin et ses leçons d’un siècle de vie. Après tout, qui a le temps pour cent ans de sagesse ?

Par dessus le muret de gauche, une petite femme en doudoune bleue sans manche me fait coucou de tout son bras. Elle sourit et tient un tuyau d’arrosage dans ses mains tachetées de soleil.

-Bonjouuur, je m’appelle Irène, je suis votre voisine.

Elle fait des manières que je connais bien, des manières de bonne chrétienne de paroisse. Je réponds gentiment que je m’en serais doutée et lui propose de faire le tour pour faire plus ample connaissance. Nous sommes nouveaux dans le quartier et j’aime bien jouer à la voisine avenante et commère qui prend le thé en pleine après-midi. Je pense à Bree VanderKamp et ça me fait sourire.

Ni une, ni deux, Irène galope sur ses petites jambes de femme décidée, et me rejoint par le jardin. Elle porte des mocassins à glands, un panta-court bleu clair, et un serre-tête en velours. Je prends conscience que le panta-court existe toujours et que personne n’a eu l’esprit d’en interdire l’usage. Passons.

Je lui sers du thé vert, des paille d’or et l’invite à s’asseoir. Mais elle est déjà assise. Irène n’a pas besoin qu’on l’invite.

Elle me déroule son monde, son histoire, les hortensias, son mari qui l’ennuie, ses enfants qui l’ennuient et son chien qui est mort d’ennui. 

Elle me parle du groupe de catéchisme qu’elle anime, des enfants qui ne veulent plus rien apprendre et qui ont les yeux rivés sur leur portable. Elle utilise beaucoup ses mains qui fendent l’air en un cliquetis de joncs en or.

A grand renfort de « ah ? » et de « vous croyez ? »  je fais mine de l’écouter tout en dressant dans ma tête la to-do list de ma journée. L’heure tourne, emportant dans son sillage mes perspectives d’une pause tranquille à bouquiner au soleil. C’est toujours pareil avec les retraités, ils oublient que le temps est cher payé quand on a 30 ans.

La prochaine fois je ferai semblant d’être sourde ou d’avoir un plat sur le feu. Ca sera toujours plus rapide que de me justifier et de lui expliquer la montagne de tâches qui s’accumulent, à mesure qu’elle me bouffe du temps de vie. 

Je suis déjà lasse de ce rôle de bonne voisine et j’ai envie de l’envoyer bouffer ses glands, plutôt que de me bassiner avec ses histoires de chien mort et de bénitier dénaturé depuis le covid. Vous comprenez c’est insensé qu’on ne puisse plus se signer avec de l’eau bénite, enfin ça rime à quoi ?

Effectivement Micheline, c’est un bien grand problème ton affaire.

Parmi sa gerbe de paroles, une phrase retient mon attention et me fait sortir immédiatement de ma fausse écoute.

-Pardon ? Je m’étrangle.

Elle reprend sans remarquer l’émotion dans ma voix :

-Je dis simplement que depuis que ces rats d’immigrés sont venus squatter la maison en notre absence, nous avons été contraints de faire bétonner l’entrée et que c’est vilain pour l’oeil.

Je suis à présent totalement éveillée, ma paupière gauche tressaute, j’ai les dents serrées et mon pied bat nerveusement la mesure. Je décide de la faire parler. Avec un peu de chance mon après-midi ne sera pas totalement perdue si j’en tire un bon texte bien saignant.

-Comment ça des immigrés ?

-Oui des gosses noirs comme l’ébène, et pas vieux avec ça. Ils se sont introduits dans la maison pendant notre séjour provencal. Tous les ans nous passons l’été dans notre maison à Gordes. Vous connaissez Gordes ?

Je balayai sa question d’un revers de la main et lui resservis du thé.

-Et qu’est-ce qui s’est passé ? Vous les avez laissés ?

-Pensez-vous, ces sagouins ont fait cuire leurs bananes dans notre salon, ont dormi partout par terre. Je ne sais pas combien ils étaient mais si j’avais laissé faire, ils se seraient reproduits et on aurait été totalement envahis. Non non j’ai appelé la police et je les ai foutus dehors. Ensuite j’ai fait murer l’entrer.

Je ris d’indignation, un rictus douloureux et sombre que toute personne un peu attentive aurait décelé. Paupière, pied, dents. Mais pas Irène, car de son 1m60 de chrétienté bien-pensante et serviable, les mots rats d’immigrés sont venus lui déformer la bouche sans qu’elle ne cille. Elle va voter Zemmour c’est sûr.

D’un geste brusque je retire les pailles d’or de la table. Les gâteaux c’est pas pour les racistes. Cette fois elle m’a vue faire et se redresse d’un ai piqué.

-ça vous choque que je parle comme ça ?

-Vous allez voter Zemmour ?

La question est sortie toute seule et je m’étonne de mon culot. Elle fronce les sourcils et prend un air boudeur qui me donne envie de l’éclater au sol. La violence c’est dans la tête, la violence c’est dans la tête ! DANS LA TÊTE LA VIOLENCE !

En guide de réponse elle hausse les épaules, tend le bras et prend une paille d’or en faisant cliqueter ses bracelets en or. Cling cling les bracelets. Cling cling l’or ramassé par des mangeurs de banane.

Ma paupière, mon pied, mes dents, mon sang. Tout s’arrête subitement et le monde devient particules.

Avant que mon cerveau n’ait bien réalisé ce qui se passe, bien avant la raison, ma main avait attrapé les cheveux d’Irene et lui avait éclaté la tête sur la table, dans les paille d’or et renversant du même coup sa tasse de thé.

Merde…on avait dit la violence c’est dans la tête. DANS LA TÊTE !

Irène en a foutu partout avec sa grosse tête sanguinolente et ça me saoule. Ses cheveux trainent dans les feuilles de thé vert. Je m’entends lui dire à voix haute qu’elle n’avait qu’à pas porter de panta-court. 

Maintenant je dois rajouter à ma to-do d’enterrer un cadavre et ça ce n’était pas prévu. Je le cale entre l’appel avec le développeur-web et la lessive de blanc, ensuite je mettrai une soupe à cuire. Il faut que je sois efficace. 

Heureusement il ne me fallut pas très longtemps pour dénicher un tutoriel YouTube et un Mooc sur le sujet des cadavres, pour devenir experte à mon tour. Master de commerce extérieur bac + 5 et master spé taxidermiste légiste. Ça fera bien sur mon CV.

Irène n’a pas eu de chance, elle aurait sans doute mieux fait de me laisser chiller avec Edgar Morin. Il faut que j’achète des carottes pour la soupe.

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