Marbella

une voiture remonte une route de montagne la nuit, ses phares sont allumés, la lune éclaire le ciel étoilé, peinture
Illustration par Audrey Bourdin pour Soleyne Joubert

Le soir tombe à nouveau sur la montagne andalouse et j’observe l’obscurité qui s’installe, assise sur le bord de la terrasse, les pieds dans l’herbe rase.

 

On devine la côte africaine au delà de la mer, qui s’étend comme une tâche noire accidentée. Là bas c’est Tanger, les épices, le tajine, la langue arabe qui râpe sur le palais.

 

Ici tout est silencieux et le silence enfin s’empare de moi. Après tant de bruit. D’heure en heure je glisse dans une vie plus lente et moins palpitante que celle que l’on mène quand on est jeune.

 

J’avais toujours eu envie de passer du temps dans cette maison. Bien plus de temps que je ne l’avais jamais fait. Elle avait representé dans mon enfance une parenthèse de douceur dans laquelle j’échappais enfin au monde. Tout ce qui constituait mon année d’enfant s’arrêtait net. Les punitions écrites au stylo quatre couleurs, les heures de piquet humiliantes, la chaleur étouffante du préau, les copines qui ne vous invitaient pas à leur anniversaire, la cour de récré ou je perdais toutes mes billes dans les bouches d’égout, le centre aéré ou personne ne s’aérait, l’attente de Maman le soir à la fenêtre. Pendant toute l’année c’était la guerre et grandir faisait mal à tous les étages.

 

Alors quand enfin on quittait Paris pour l’Espagne dans notre vieille voiture sans clime, chaque heure de notre long voyage, me rapprochait délicieusement de mon paradis. Nous arrivions de nuit sur les hauteurs de Marbella et on ouvrait toutes les fenêtres pour se laisser envahir par les odeurs de la garrigue. Crissements des pneus sur le gravier, lumière automatique du porche qui nous éblouit, ça y est, nous y étions et ma vie reprenait là ou je l’avais laissée à la fin de l’été.

 

Chaque élément s’est gravé sur ma mémoire avec une précision surprenante. Les premiers pas dans l’herbe dure, l’odeur des ronds anti moustique sous la table, les cris de Grannie quand mes frères s’asseyaient cul-nus sur la banquette marron du piano, papa qui construit des maisons pour les fourmis, les guêpes coupées en deux à la petite cuillère. Tout y est, intact, comme au premier jour.

 

Ma vie alors devenait palpitante et sous le soleil brûlant, je me réinventais à l’infini. Pendant les heures de sieste obligatoire, je me glissais en dehors de la chambre et courrais me cacher dans le terrain vague sous la maison. Je virevoltais entre les amandiers et les cactus, devenais amazone sanguinaire ou princesse prisonnière. J’entends encore les voix de tous ces personnages que je créais et elles s’élèvent comme des lucioles dans l’obscurité. J’ai fait silence pour pouvoir entendre le chant de mes souvenirs heureux. Pour pouvoir faire le point. Les laisser m’emporter dans un sillage serein et les regarder avec bienveillance.

 

Grannie me dit que quand on vieillit et qu’on est seuls, on est assaillis de souvenirs qu’on avait complètement oubliés. Comme si les connections entre de vieux neurones à l’abandon se refaisaient au moment ou on en a le plus besoin.

 

Chaque nuit, lorsque le sommeil tarde à venir, Grannie garde les yeux grands ouverts dans le noir de sa chambre et voit se rejouer des passages heureux de son enfance. 

-C’est la chance des vieux, me dit-elle, une chose extraordinaire dont on m’avait parlée et que je n’avais pas cru.

Grannie fatigue. Elle est prête à quitter cette vie qu’elle a vécu à mille à l’heure et tout autour du monde. Je prends le temps de l’écouter maudire le temps qui passe et je devine la vieillesse qui s’infiltre dans chaque interstice de sa peau, dans chaque ridule.

 

Je prends le temps de m’ennuyer auprès d’elle, car viendra un jour ou je chérirai ces instants de lenteur extrême. De l’ennui naît le renouveau, l’appel de la créativité, les idées. Je m’ennuie et je fais silence. 

Partagez autour de vous

D'autres articles qui pourraient vous plaire

bob est un instructeur de conduite. il m'emmène dans une toute petite voiture

Bob le voleur

Je me dis que si un jour on se fait tirer la caisse, ça sera Bob, c’est sûr! Bob il adore la petite Audi noire et blanche dans laquelle je

Lire l'article